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Entretien avec Thomas Vignaud

Préparé par Béné Meillon, propos recueillis et édités par Noémie Moutel

“Floating in space” – Thomas Vignaud©


Comment avez-vous rencontré l’océan ? 

J’ai rencontré l’Océan plusieurs fois, car je considère qu’il y a des “couches” de rencontres. Les premières fois étaient dans mon enfance, puisque j’ai eu la chance de passer plusieurs années à vivre sur un voilier. Je passais alors beaucoup de temps avec un masque à observer le monde sous-marin, à le comprendre, notamment au niveau du fonctionnement des écosystèmes.

Comment définiriez-vous l’océan ?

you, but in a drop” est la première chose qui me passe par la tête en lisant cette question, en référence à la phrase de Rumi. Honnêtement je n’ai pas de définition. C’est un monde, un espace sacré (le mot espace me semble alors réducteur) que l’on découvre presque de façon fractale. C’est de quoi remplir bien des vies de curiosité et d’émerveillement. C’est aussi le royaume des opposés, qui donne la vie ou la prend, profond mais qui nous fait flotter, doux ou violent, chaud ou froid, qui porte les plus belles promesses comme les pires dangers. Ça y est, je remplace espace par Univers.

Quelles sensations éprouvez-vous lorsque vous êtes au contact de l’océan ? 

Cela dépend forcément de l’état d’esprit, du pourquoi on y est, et de l’état de celui-ci, aussi. Il m’a parfois fait peur au point que je pensais bientôt mourir, parfois transporté dans les sensations les plus agréables, parfois fait de belles surprises et parfois de sales coups. C’est presque un être vivant, reflétant les humeurs des Hommes, parfois en colère et parfois endormi paisiblement. Je crois que je m’y sens “à la maison” et aime à croire que j’ai une relation complice avec lui/elle.

Pourquoi, et dans quel contexte êtes-vous devenu plongeur scientifique ? 

J’étais plongeur et scientifique, il fallait allier les deux ; ) Plus sérieusement, cela fait partie des pré-requis légaux pour pouvoir travailler sous l’eau en France, c’est donc une étape obligatoire si l’on a besoin de mener des expériences scientifiques sous la surface. Ce n’est pas du tout mon métier, juste un diplôme, comme un permis de conduire.

Que peut la photographie pour l’océan, que ne peut peut-être pas la communication scientifique ?

La science se mêle rarement aux émotions. Pour certains les chiffres suffisent, pour d’autres il faut toucher ailleurs. De manière générale, la photographie peut toucher plus de monde, plus vite, et différemment. Elle ne remplace en rien la Science qui est une méthode de recherche de la vérité, alors que la photographie est plus un outil que l’on peut mettre au service de nombreuses choses.

En quoi l’océan nous déplace-t-il, d’un point de vue scientifique, théorique et conceptuel, quand on l’étudie du dedans?

Je pense que l’expérience dépasse la théorie. Il m’arrive encore régulièrement de voir des articles scientifiques publiés complètement à côté de la plaque car les auteurs (et reviewers !) ne sont pas au contact de la réalité sous-marine. Ils imaginent et testent des théories qui sont invalidées par des réalités biologiques, le fonctionnement des écosystèmes ou le comportement des animaux. C’est pour cela que les meilleures recherches sont conduites par des équipes pluridisciplinaires, ou chacun apporte son expertise, et dans lesquelles il faut au moins une personne au profil naturaliste qui connaît vraiment le milieu.

On se rend compte également que ce qu’on voit dans les livres (ou sur internet…) n’est pas toujours exact. Par exemple, on apprend que certains poissons sont principalement herbivores, mais j’ai déjà vu un poisson perroquet croquer dans une tête de thon à pleine dents et de façon répétée !

Lorsque l’on considère la place du rapport affectif à l’océan dans les travaux de recherche, pensez-vous que l’on puisse parler d’une certaine inhibition/castration du sensible dans la recherche scientifique? 

Oui, mais c’est la science qui veut ça. Un regard froid et non influencé, des chiffres, des méthodes, des statistiques. Et c’est bien : si on se met à faire “au feeling” ou à chercher à démontrer nos croyances préexistantes, on tombe dans une dérive dangereuse. Reste à chaque chercheur de savoir ou de vouloir faire la part des choses : avoir un côté scientifique strict pour le travail, et continuer d’être capable de s’émerveiller le reste du temps. Les deux “en même temps” sont rarement compatibles : difficile de s’émerveiller d’un banc de poissons alors qu’on doit les compter le long d’un ruban tout en palmant à vitesse constante et en maintenant sa flottabilité et en notant sur une plaquette…  mais d’autres pratiques le permettent !

Comment empuissanter les scientifiques, du point de vue de leurs méthodes et de leurs modes de communication, pour que leurs travaux touchent davantage les cordes sensibles du grand public ? 

Je pense que c’est un métier à part. Il faut des personnes spécialisées dans ce domaine, qui soient capable à la fois d’avoir une culture scientifique et de comprendre dans les détails les travaux de recherche, puis de faire l’exercice difficile de vulgarisation ou toute la créativité d’un cerveau plus artiste prend de la valeur pour donner un résultat touchant, mais juste. Peu de chercheurs en sont capables, et c’est normal, c’est un métier déjà très difficile qui demande toute l’énergie de cerveau disponible.

Faut-il faire davantage de place, dans les sciences dites “dures” ou “exactes,” à la subjectivité, aux émerveillements esthétiques que l’observation de la nature autre qu’humaine peut susciter, et aux différents types d’affects éprouvés sur le terrain par les chercheurs et chercheuses?  

Je crois que la recherche doit rester froide pour éviter les biais. En revanche, plus de vacances et moins de pression pour laisser le temps au chercheur d’atteindre des états plus contemplatifs serait certainement un plus pour améliorer la pertinence et l’originalité de la recherche, pouvant mener à bien des découvertes – comme la légende de la pomme qui tombe sur la tête de Newton alors qu’il était assis sous un arbre. Je crois que la plupart des chercheurs écologues puisent une partie de leur théorie ou explication dans leurs observations de terrain, et c’est toujours le cas pour moi. Lorsqu’on réfléchit à une expérience que l’on veut mener, qu’on observe des résultats, ou qu’on les interprète, la connaissance intime du sujet a une influence énorme et permet d’éviter les pièges.

Le professeur états-unien Bron Taylor s’est beaucoup intéressé à ce qui anime, philosophiquement, éthiquement et, potentiellement, spirituellement, les personnes qui œuvrent à préserver le vivant sous toutes ses formes. Menant des entretiens avec des écologistes radicaux, mais aussi aux naturalistes, des primatologues et des biologistes, il a constaté que la plupart d’entre elles et eux rendent compte d’une épiphanie dans leur relation au monde plus qu’humain. Au moins un événement, dans leurs parcours, les a orienté vers une certaine sacralisation du vivant. Avez-vous également vécu des rencontres autre-qu’humaines qui ont attisé chez vous le sentiment d’être totalement entrelacé, au même titre que les non-humains, dans la grande trame du vivant ?  

Bien sûr, ce sont pour moi des petits rappels à l’ordre que je recherche activement. Nous sommes totalement entrelacés dans la trame du vivant. Nous sommes vivants. Nous faisons partie de la nature. Il n’y a pas “la nature” d’un côté et nous de l’autre. On pourrait aller plus loin et parler de physique quantique, de qu’est-ce que la “réalité”, de la nature du temps et de l’espace pour explorer concrètement et scientifiquement cette question pour s’en convaincre si besoin est. Avec un angle plus spirituel, cela renvoie à la citation de Rumi que je mentionnais plus tôt : “Vous n’êtes pas une goutte d’eau dans l’Océan, vous êtes l’Océan dans une goutte d’eau“. Et certaines rencontres nous le rappellent et font “tilt” au plus profond de nous. Comme si un surligneur divin venait mettre en lumière cette petite phrase sur le livre de votre histoire. C’est avoir ses deux mains sur le ventre d’une femelle requin bouledogue de 3m qui va bien accoucher et passe au ralenti au-dessus de vous. C’est marcher face à face avec un grizzli dans les plaines de l’Alaska. C’est se fondre en apnée, allongé sur le dos, dans une rivière au point que les saumons viennent nager par dizaines à quelques centimètres de votre masque, alors que vous distinguez plus haut la cime des arbres. C’est un cachalot mâle plus grand qu’un bus qui passe à quelques mètres et vous scanne au point de faire trembler vos poumons. C’est un banc de milliers de poissons qui vous avale dans le courant au point qu’il se met à faire sombre. Et tellement d’autres. Mais c’est aussi la libellule qui se pose sur vous alors que vous regardez les nuages allongés dans l’herbe. C’est regardez votre fils apprendre la vie. C’est partout. On peut travailler à reconnaître ses moments. Certains sont plus intenses que d’autres. C’est déjà un message que l’on essayait de faire passer dans notre documentaire Eqalusuaq en 2014. Je crois que l’on perd ça à cause de l’illusion de contrôle. Comme des enfants qui tourneraient un faux volant en bois sur un manège en se donnant l’impression qu’ils décident. Au lieu d’être obsédés par le contrôle et “réussir” sa vie, il faudrait la surfer et en profiter. Cela n’empêche pas la nécessité de faire des choix, les moments difficiles et les plus sympas, mais cette philosophie permet d’être plus en paix avec ce qui se déroule pour nous.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Bénédicte Meillon (14 mars 2025). Entretien avec Thomas Vignaud. Écopoétique. Consulté le 22 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13h6h


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